dimanche 29 novembre 2015

Triste.

Deux semaines après le massacre, on peut peut-être arrêter d'avoir peur.

On peut arrêter d'avoir peur en passant à l'action; en bombardant Raqqa, en retournant à des concerts, en buvant des coups en terrasse et en y constatant que personne ne nous tire dessus. En laissant sortir les enfants et en voyant qu'ils rentrent vivants. On peut arrêter d'avoir peur en faisant l'amour et en réalisant que c'est toujours aussi bon. En respirant des têtes de bébé. En refaisant le monde avec les potes, en agitant des drapeaux aux fenêtres, en écoutant des chansons d'amour et d'espoir. En allant voir des présidents du monde entier pour se mettre d'accord avec eux que le terrorisme c'est mal et qu'il passera pas par nous (soupir).

On peut arrêter d'avoir peur en pensant enfin à autre chose, en reprenant le cours de sa vie quand on a la chance d'en avoir encore une, et de n'avoir perdu personne. On peut arrêter d'avoir peur en voyant les dispositifs sécuritaires, les portiques et les fouilles se multiplier comme des petits pains. On peut arrêter d'avoir peur en organisant ses prochaines vacances avec ceux qu'on aime puisqu'ils sont là et qu'ils veulent bien nous supporter encore un peu. En engueulant ces connards de voisins qui écoutent la musique trop fort, en recommençant à faire la gueule dans le métro (vous avez remarqué comme à Paris, ces derniers jours, les gens levaient--un peu--le nez de leurs portables pour regarder autour d'eux?)

On peut arrêter d'avoir peur en cessant de se dire, dès qu'on croise une personne blessée dans la rue, que mon Dieu, peut-être qu'il y était. En mangeant des bonnes choses, en faisant des courses de Noël. en se disant qu'on est tellement nombreux à trouver ce massacre indigne de notre humanité, que forcément, on va gagner ce combat-là.

On peut arrêter d'avoir peur en se disant que la peur n'évite pas le danger, et que peur ou pas, ça va se reproduire, ici ou un peu plus loin, pareil ou un peu différemment, mais ça recommencera, et que se scléroser en attendant la balle, c'est juste renoncer à ce qu'il nous reste avant qu'elle ne nous touche.

On peut arrêter d'avoir peur, je crois.

Mais arrêter d'être triste, quand est-ce qu'on va y arriver...


mardi 17 novembre 2015

Correspondance

Ma fille,

Je t’écris à l’ancienne une lettre comme «à mon époque», comme tu dis, au lendemain de tes deuxièmes attentats.

Non, pas vraiment les deuxièmes, puisque le 11 Septembre 2001 tu avais trois semaines et que tu me tétais en silence pendant que je dégoulinais de larmes et d’hormones post-partum devant ma télévision.

Tu grandis dans un siècle façonné par ta génération, celle de «millenials» qui n’ont jamais connu la vie sans Internet, sans téléphone portable, sans possibilité de savoir tout ce qui se passe, partout, tout le temps. Dans un monde où on ne s’écrit plus de lettres et où la popularité se mesure en fonction du nombre de pouces levés sur un écran.

Tu as 14 ans et  je sais déjà que tes 14 prochaines années seront des années de terreur pour toi et pour tes potes.

Je t’ai vue vendredi soir et tout le wek-end échanger des SMS effarés, angoissés, parfois ridicules avec tes copains. Les «chaînes de SMS» t’enjoignant de t’habiller en noir, d’allumer une bougie, de mettre ton initiale au bout d’une chaîne de messages sans queue ni tête, de venir à un rassemblement se sont enchaînés. Il y en a même eu un annonçant que la gendarmerie savait de source sûre qu’un nouvel attentat se préparait ce week-end. J’ai vu la panique dans tes yeux.

Tu viens de passer de l’autre côté d’une époque. Ce n’est pas la Guerre mondiale telle que tu l’étudies en ce moment au collège, avec une déclaration, un déroulement, une fin. C’est une guérilla. Diffuse, vague, permanente, incompréhensible, même pour nous, les vieux. Pendant les 14 prochaines années de ta vie, je ne vais plus respirer dès que tu sortiras. On se bouffera les ongles jusqu’aux coudes ton père et moi chaque fois que tu iras à un concert, à une soirée. Tu rentreras toujours trop tard et on t’imaginera toujours ensanglantée sur un trottoir, dans une salle de concert ou à une terrasse de café.

Sache que ceux qui nous ont déclaré la guerre vont tuer certains de tes copains et de tes copines. Que ma génération, qui a pleuré dans des cimetières où on enterrait des potes vaincus par le sida, cède la place à la tienne, qui enterrera des potes vaincus par les fous d’un Dieu qui n’existe pas. Un Dieu qu’ils qualifient de miséricordieux et qui se réjouirait de la souffrance de ses créatures. Pour cette maladie-là on n’est pas près de trouver le vaccin.

Ma fille, au cours des 14 prochaines années, tu vas entendre des discours d’appel au meurtre. D’appel au retour de la guillotine, au nom de la vengeance et de l’abominable douleur des familles ravagées. Il faudra résister à ça aussi.

Sache que certains de tes copains, peut-être, seront du côté de la gâchette.

Je ne t’envie pas.

Ma fille, résiste. Sors, va danser, marche dans la rue.  Ma soif de liberté, comme celle de beaucoup d’autres, me pousse à te crier envoie-les chier, montre-leur que tu n’as pas peur. Ne te laisse pas vaincre par les discours sécurisants, et vis.

Tu n’as que 14 ans, et tu as encore des réserves d’optimisme que je n’ai plus. J’espère que tu te battras à ta façon joyeuse et insolente, avec la révolte de tes convictions et de ton adolescence qui doit croire à un plus bel avenir. Moi je vais me battre avec la conviction que ce n’est pas gagné. Mais je me battrai quand même. Et je laisserai notre porte ouverte pour que tu ailles rejoindre tes potes et danser, faire la fête et vivre ta jeunesse, même si mes tripes me hurlent de la barricader et de surtout, surtout, de ne pas te laisser sortir.

Ils ne nous réduiront ni à la terreur, ni au silence, ni à la vie monacale.

Mais pour toi, ma fille, qu’est-ce que j’ai la trouille.