lundi 3 décembre 2012

Encore un matin

6h45.
Le réveil s'allume doucement en se prenant pour un soleil qui se lève, et émet des chants d'oiseau dont le cynisme ne m'échappe pas. En effet il fait noir comme dans un cul, et les vrais oiseaux pioncent. Eux n'ont pas une collégienne à réveiller et à nourrir, moi si.

Stratégie du matin (au cordeau, l'ordre et le minutage sont très très importants): Allumer la lampe de chevet. Se lever. Éviter le chat affamé qui commence sa campagne "un croc-en-jambe contre une barquette de pâtée." Allumer très vite et sans regarder le couloir-la cuisine (ne pas regarder surtout ne pas regarder)-le salon. Aller faire pipi, mettre un t-shirt.

6h48.
C'est le pire moment. Il faut aller dans la cuisine avant que le chat ne fasse un malaise, et surtout parce qu'il faut préparer le bol de chocolat de la collégienne susmentionnée et roupillante.
Or, c'est vers potron-minet (ou entre chien et loup, en tout cas à l'un de ces moments que l'on a appris en cours de français au collège, j'ai aussi at the crack of dawn pour ceux qui aiment bien les langues étrangères ailleurs que dans leur bouche) que la cuisine devient vraiment intéressante en termes de vie parallèle.

Deux possibilités: ils sont repartis se coucher, ou ils sont toujours là.

S'ils sont repartis se coucher, alors j'évite le hurlement hystérique/la tachycardie/d'invoquer en vain le nom du seigneur/les grosses larmes qui coulent à l'intérieur des joues (sisi)/les chaînes de gros mots que m'a appris mon père (beaucoup plus sympa que les chaînes de lettres ou de mails avec des ptites leucémiques A négatif qui attendent ton sang pour pas mourir (comment ils savent que je suis A négatif? Bordel?), comme nomdedieudeputaindebordeldemerde (oui, en un seul mot)). S'ils sont repartis se coucher, donc, je n'évite quand même pas d'entrer dans la cuisine comme une squaw en légère surcharge pondérale avec la grâce de la bisonne, petit pas à petit pas, petit coup d'oeil par petit coup d'oeil...

La technique, c'est de regarder d'abord par terre au milieu du lino. Comme ça si yen a sur les côtés qui n'ont pas fini de décaniller, ils ont encore une chance. Et moi j'ai encore une chance de ne pas les voir. Et petit à petit, d'agrandir le champ de vision par à coups: à droite, à gauche, à droite, pour remonter vers le lieu du crime: l'évier. Là si yen a pas, c'est bon, je peux m'avancer vers le milieu de la cuisine et me saisir du bol, du chocolat, non sans avoir allumé la radio des fois qu'ils auraient envie d'écouter France Inter eux aussi. Ils sont repartis mais je sais très bien qu'ils sont là, qu'ils me regardent. Qu'ils m'écoutent. C'est pour ça que je leur parle d'ailleurs. (Oui je parle à mes cafards, est-ce vraiment plus névrosé que de murmurer à l'oreille des loups ou de danser avec les chevaux?)

S'ils sont encore là, la technique c'est un délicat enchaînement de hurlement bref et mourant, juron, larme intérieure, début de crise cardiaque (et puis je me rappelle que je suis excessivement jeune et dépourvue de la moindre trace de choléstérol alors j'arrête) et c'est là que je cherche l'OBJET.

On ne peut pas tuer un cafard avec n'importe quoi.

(L'autre soir j'ai essayé avec ma main (et un sac plastique). J'ai tué ma main).

Déjà tout objet rigide est à proscrire: par une loi physique mystérieuse et absolument partiale à l'endroit des cafards, tout objet rigide atterrissant sur leur carapace laissera forcément un angle mort, même si c'est pile au milieu et qu'il était drôlement plat, l'objet, permettant à la bête de prendre ses pattes à son non-cou et de se tirer à toute vitesse de sous la casserole/cafetière/grille-pain/assiette (grave erreur, l'assiette)(surtout avec des restes de sauce, ça en colle partout, ça attire les cafards, hé oui)/table de cuisine (j'en ai pas, c'est trop ptit chez moi) et après on se retrouve à taper furieusement partout par terre c'est totalement contre-productif, on ne le chope ja-mais, on se fait mal, on réveille tout l'immeuble, on maudit sa mère et la grognasse de Paris Habitat qui veut pas désinsectiser, bref, on se garantit un réveil en beauté et une journée radieuse.

Non ce qu'il faut c'est un objet à la fois dur et souple, efficace et qui ne pardonne pas.(Ca fait rêver, hein?)

Un tapette c'est idéal évidemment, un livre c'est bien aussi. Seulement la tapette de la maison (zavez vu, je fais même pas de jeu de mots graveleux?) ayant été subtilisée par les mômes (pour?), il me reste les livres de cuisine, qui sont évidemment de l'autre côté du barrage de cafards du matin, bref j'ai rien et je tourne en rond sur moi-même en vociférant, voire pire, je le regarde, il me regarde, je le regarde, il me regarde, il se barre, je hurle.

(Parfois il se barre dans un endroit qui n'existe pas. Genre le mur. Il rentre dans le mur. Ce qui permet de faire de beaux rêves la nuit suivante, à l'idée des parpaings grouillant de cafards qui permettent à notre HLM de tenir debout. Et de me demander toute la journée s'il est encore là. Si ça se trouve d'ailleurs les parpaings ils sont en cafard en fait. Ca expliquerait pas mal de trucs).

Ce matin-là javais eu de la chance, c'était l'option numéro un: 6h48, personne. Notez j'avais payé la veille puisque j'en avais zigouillé un kamikaze qui n'avait pas attendu que je me couche pour tenter la traversée gamelle du chat-frigo en solitaire. J'ai chopé un sac plastique qui trainait et dans un réflexe que j'ai ô combien regretté je l'ai massacré à la main, tapant dessus en hurlant à mesure que je sentais son corps s'aplatir sous ma paume qui avait envie de vomir (oui je vomis des mains des fois). J'étais dans une telle rage que je l'ai achevé avec le gros livre de cuisine de Jamie Oliver (que je vous recommande au passage, pas seulement parce qu'il est efficace contre les cafards), et que quand j'ai voulu ramasser les morceaux il avait considérablement gagné en surface et en platitude (moi j'avais perdu approximativement six mois d'espérance de vie, je dirais).

Donc j'ouvre le lave-vaisselle pour prendre un bol.

C'était leur planque.


Des millions de cafards se sont mis à grouiller en tous sens en vrombissant de leurs menaçantes antennes trois cafards se sont mis à courir. Un sous le lave-vaisselle. Un sur la tranche de la porte du lave-vaisselle. Et un je sais plus où tant la douleur m'égare.

J'ai hurlé. J'ai rejeté la porte de la machine de toutes mes forces et j'ai fait un bond qui ferait rougir Newton et sa pauvre loi de la gravité. Là les mômes réveillés par mon beuglement sont arrivés en courant: maman maman qu'est-ce que t'as, qu'est-ce qu'y se passe???? C'est rien, ya un cafard leur répondis-je, mère courage toute en abnégation, le cheveux en pétard et l'œil torve.
Ah, ont-ils répondu, avant de repartir, blasés.

Je décidai alors de préparer le petit déjeuner en regardant le plafond, et de ne reposer les yeux sur le lino qu'une fois le jour bien arrimé.

A midi, j'entrai dans la cuisine. A terre, un cadavre retourné attendait la sépulture. J'avais refermé le lave-vaisselle avec tant de force que le choc l'avait tué.

Le soir, je me dis que je ne pouvais le laisser là. Armée d'une feuille de papier, je m'approchai du répugnant macchabée. J'avais décidé de commencer une collection et de le garder dans un pot, pour l'envoyer ensuite par la poste, avec des copains à lui, aux gens qui s'en foutent que chez moi ce soit un repaire de bestioles.

J'ai glissé la feuille sous le cadavre du matin et de mon innocence (non ça c'est n'importe quoi mais j'aime bien faire du style des fois). J'ai soulevé la feuille pour le faire glisser dans le pot.

Et là, il s'est mis à bouger les pattes.

Vite, vite, je l'ai mis dans le pot, vite j'ai vissé le couvercle en vomissant des mains.

Le lendemain matin, aux toilettes, j'ai eu la joie d'en croiser un autre, un bien gros, qui a attendu sagement que j'aille chercher un flacon d'insecticide et que je le spraye pendant de loooongues secondes asphyxiantes (pour tout le monde). Il est mort dans d'atroces souffrances et contre la poubelle. Chouette, ricanai-je, secouée d'un spasme de glauquitude, je vais l'envoyer rejoindre son copain dans le flacon, ça va aller vite ma collec'.

Je l'ai quand même laissé mariner toute une journée dans sa flaque d'insecticide pour être sûre. Le soir il y était toujours. Je suis allée chercher le flacon du mort.

Quand j'ai dévissé le bocal pour y glisser le nouveau copain, le mort de la veille s'est mis à remuer les antennes.

 J'ai pas pu. J'ai refermé le bocal et jeté le cafard vaporisé dans les chiottes (j'ai pas vu qu'il était pas parti tout de suite, du coup je lui ai fait pipi dessus un peu plus tard, ajoutant l'outrage au meurtre, je suis comme ça).

J'ose plus regarder le mort qui reste dans le bocal. J'ai peur de le voir rigoler.



PS: c'est mon 100e post. C'est gentil d'être encore là.