dimanche 20 janvier 2013

2013, année de la chaise.

Les voisins sont bruyants. Tous. Sauf la Mamie d'en dessous, qui est un fossile silencieux à la vie moquetée, et dont je n'entends parler que quand l'un des mes diaboliques appareils ménagers déborde, inonde et fait pleuvoir chez elle. Ou quand j'arrose mon basilic, que ça coule sur sa fenêtre et qu'elle est pas contente (ça doit mouiller la moquette). Le basilic ests tombé lors de la dernière tempête, donc nos rapports sont plutôt neutres.

En revanche la voisine d'à côté hurle en polonais environ tout le temps. Sur son fils ou sur personne. Comme notre cloison commune est celle du salon, ça ne m'empêche pas de dormir.
Les voisins du dessus crient beaucoup, et font tomber pas mal de trucs. C'est surtout le père qui gueule, éventuellement le fils aîné, qui doit avoir dans les 15 ans.  Parfois des meubles tombent. Les chaises doivent voler bas. La mère je l'entends moins, et la fille, qui a onze ans, je ne l'entends pas. Sauf lorsqu'elle pleure.

Un soir de janvier, vers 22heures et des brouettes, moi je travaillais à mon bureau, Mozart dans les oreilles. Et la petite du dessus s'est mise à hurler. Elle a l'âge de la mienne, mes tripes maternelles ne peuvent s'empêcher de faire des comparaisons. Sauf que la mienne, elle n'a jamais hurlé comme ça. Une fois peut-être quand un bout de son doigt est resté dans l'encadrement de la porte et que la porte a claqué, elle a passé le mur du son. Ya longtemps.

La petite se met à hurler, mon coeur se serre, la fonction culpabilité de mon cerveau se met sur "on," je dis à Mozart de jouer plus fort, je bosse. Ce n'est pas la première fois. Qu'est-ce que je peux faire? Monter avec mon costume de justicière bien-pensante occidentale, tambouriner à la porte et leur hurler qu'on n'assomme pas une gamine de onze ans à l'heure où les braves gens dorment, quoi qu'elle ait fait? Je le prendrais comment, moi, si la voisine d'à côté venait me faire la morale quand je hurle sur mon fils ou qu'il se prend une fessée?

Mais elle ne s'arrête pas. Elle hurle et elle proteste. Pas comme quand on se prend une paire de baffes, que le choc est violent et soudain s'arrête, non, comme si on lui faisait quelque chose.

Je ne travaille plus. J'ai étouffé Mozart. La boule de mon ventre est montée à la gorge.

Elle ne s'arrête pas. Ca doit faire quoi, une minute? C'est long, une branlée d'une minute non?

Qu'est-ce qu'ils lui font?

Brusquement je passe en mode "extinction cérébrale." c'est insupportable d'entendre cette gamine hurler, et tant pis pour ce qui pourrait m'arriver à moi, si je monte, seule, femme, nuitamment, chez ces gens.

Parce qu'aussi lâche et indigne que cela paraisse, c'est bien pour protéger notre peau que le plus souvent, on ne défend pas celle des autres, fussent-ils des enfants. Pour agir, il faut neutraliser son côté pensant, celui qui dit mais tu vas t'en prendre une aussi!!! Que ce soit pour la gamine du dessus, le clodo qui se fait emmerder, souvent, trop souvent, le cerveau a raison des tripes et trouve la bonne excuse pour pas y aller.

Bon là mes tripes me sont montées à la gorge, et moi je suis montée au cinquième après avoir enfilé des sabots et attrapé mes clés au passage.

Je suis devant leur porte, la petite hurle toujours. Je mets le doigt sur l'oeilleton, et je sonne. Les hurlements s'arrêtent immédiatement. On chuchote. On approche. On n'ouvre pas. Je sonne. je re-sonne. Je re-re-re-sonne. Je laisse le doigt sur la sonnette. Ils m'énervent. Ils peuvent quand meme pas faire semblant de pas être là, non seulement ils tapent leur gamine mais en plus ils me prennent pour une conne.

La porte s'ouvre, c'est le grand ado de 15 ans. "Elle va bien ta soeur? Je l'entends crier qu'est-ce qu'il se passe?"

Et là, la réponse qui tue:

"Elle est tombée de sa chaise".

Ah ouf. J'ai eu peur, à un moment j'ai cru qu'ils la tabassaient dites-donc. Mais si elle est juste tombée de sa chaise, c'est normal qu'à onze ans elle hurle comme si on lui arrachait une dent sans anesthésie. C'est vrai, yen a qui en sont morts il paraît.

"Je peux la voir?"

J'avance dans le couloir, la petite est là, dans l'encadrement de la porte d'une chambre, en larmes, la tête basse.
"Ca va? Qu'est-ce qui t'est arrivé?"
"..tombée de la chaise."
"Quelle chaise? Où ça?"
Elle me désigne la direction du salon du bout du menton. Le grand frère a disparu, les parents ne jugent pas intéressant d'être là, ils restent dans le salon. Ca doit être normal qu'une parfaite inconnue rentre chez vous le soir poser des question à votre gamine.
"T'as mal où?"
Elle me désigne le milieu de son dos. Je le touche, elle ne réagit pas. Je lui prends le bras, lui montre une cicatrice bizarre, qui pourrait être une brûlure--ou une tache de naissance un peu croûteuse. "C'est quoi ça ma puce?" "Je sais pas."

"Alors t'es tombée de ta chaise? Mais ça t'arrive souvent de tomber d'une chaise comme ça?"
Elle garde la tête baissée. Murmure.
"Oui."

Je lui dis que je suis en dessous. Qu'elle peut venir quand elle veut. Si elle a un problème. Ou pas. Je repars, le fils qui m'entends ouvrir la porte vient la refermer derrière moi.

Je rentre chez moi, les vannes s'ouvrent, je chiale dix minutes et..j'appelle le 119. Où une dame m'explique après que je lui ai tout raconté que chaque famille a ses méthodes d'éducation. Que tant qu'il n'y a pas de violence conjugale (sic) manifeste, et étant donné qu'ils m'ont laissée entrer, tout va pour le mieux. Sinon ils ne m'auraient pas laissée pénétrer chez eux. Pas moyen de lui faire comprendre qu'à 11 ans on ne se fait pas mal en tombant d'une chaise au point de hurler de douleur pendant des plombes, que j'ai une fille de onze ans, j'ai une vague idée du fonctionnement de la machine, et que je vois bien que quelque chose ne va pas. Mais non; elle m'assure que tant que je n'ai rien vu, il ne s'est rien passé. Alors quels sont les signes, lui demandé-je? Quels indices justifient qu'on appelle ce fameux 119? Eh ben c'est trèèèèèès simple: "Si vous voyez des parents être violents en public, par exemple".

Ah ben oui suis-je bête. Si la mère lui colle un coup de ceinture devant l'école ou que son père la viole dans l'ascenseur devant moi, je rappelle.

Il paraît qu'on ne peut rien faire.