jeudi 17 avril 2014

Les yeux rouges des traducteurs

Je dois battre ma coulpe à l'endroit du café Lomi à qui j'ai fait une vilaine pub dans mon post précédent (non que cela ait pu influer en rien sur sa clientèle, mais bon il me reste un vieux fond d'honnêteté intellectuelle dont je n'arrive pas à me débarrasser). Faute de pouvoir y travailler sur un projet duraille, j'y avais écrit un article pour Slate qui m'a valu les félicitations unanimes de ma fille (12 ans), d'un vague ex indécis et de deux ou trois traducteurs. La gloire. Il ne me restait plus que l'amour et la beauté et j'étais prête à aller pointer chez TF1. Forte de ces louanges je suis allée fêter ça dignement en achetant de quoi faire ripailles en famille, et j'ai été fort étonnée de constater que non seulement ma charcutière ne me demandait pas d'autographe, mais qu'en plus elle me faisait quand même payer les rillettes.

Il s'agissait de traduction, et du triste (non) statut social de ceux qui s'y adonnent de façon professionnelle. Le jour même de sa parution, j'ai reçu un mail du service traduction d'Amnesty International, m'expliquant qu'ils avaient bien reçu mon CV mais qu'il ne travaillaient "que sur la base du bénévolat". Ben  voyons. Le lendemain, la même dame m'a réécrit qu'au fait, elle avait lu mon article et que comme j'écrivais bien! C'est chouette, je vais pouvoir mourir de faim auréolée de gloire bénévole, et comme je vis même pas dans un pays en guerre, j'aurai même pas droit dans mon agonie à un regard de la part des bénévoles d'Amnesty International. Passons.

Dans la même veine je suis allée voir "Les yeux jaunes des crocodiles" qui est un film tiré d'un livre à succès que je n'avais pas lu. C'est un joyeux mélange de vraie réflexion sur les relations soeur qui phagocyte/soeur cruche qui se fait avoir et de niaiseries sentimentalo-familales. Dans cette histoire, l'héroïne (la cruche) est une chercheuse au CNRS, spécialiste du XIIe siècle. Elle a aussi un diplôme (maîtrise ou DESS je sais plus) en anglais-russe-italien (ou anglais-ouzbèke-haut latin, à ce niveau de diplôme Bisounours c'est même plus important). Donc son beau-frère (Patrick Bruel) lui propose comme ça, entre la poire et le fromage, de faire des traductions pour son cabinet d'avocat. Car parler anglais et maîtriser les arcanes de la chevalerie périgourdine au haut-Moyen-âge c'est juste ce qu'il faut pour traduire un dossier juridique un peu pointu en 2014. Alors soit.
La cruche s'exécute et vient remettre sa traduction sous forme de FEUILLES DE PAPIER dans un gros dossier sur le bureau de Patrick Bruel.

Alors là deux solutions possibles: soit Julie Depardieu est comme moi, c'est-à-dire amoureuse de Patrick Bruel, et elle a par contrat exigé de tourner le plus de scènes possibles avec lui en se disant qu'à force il allait la remarquer (et je peux la comprendre), soit la réalisatrice habite en 1978 dans sa tête et ne connaît pas Internet.

Après ya aussi l'excuse que la Julie-médiéviste-cruche-traductrice n'a pas d'ordinateur, et que donc, elle a sûrement dû tout taper à la machine. (Attendez, je vais boire un grand verre de cigüe et je reviens).

Allez c'est pas grave. Ce qui était vraiment sympa c'est que du coup, la cruche elle se voit proposer la traduction d'un bouquin ("ça ne vous fait pas peur de traduire un livre?"), qu'elle expédie en deux coups de cuillère à pot et hop, à peine le chèque touché (évidemment elle touche le chèque en une fois genre le jour de remise du tapuscrit, qu'elle a sûrement écrit en hiéroglyphe à l'encre de Chine) elle court dévaliser Fauchon (vous reprendrez bien un petit verre de Destop?)
(À titre de comparaison, j'attends toujours le micro-chèque  d'une maison d'édition pour qui j'ai traduit un livre pour enfants en -- restez assis -- février, maison dont je ne divulguerai pas le nom mais ça commence par Galli et ça finit par mard, mais peut-être que j'aurais dû aller leur porter en main propre le livre relié à la main en peau de chèvre et enluminé par de chastes nonnes du XIIe siècle au lieu d'envoyer le boulot par mail?)

Mais je ne suis pas si rancunière puisque le simple fait que Patriiiiick dise en gros plan "Tiens elle est pas venue finalement Bérengère?" m'a réconciliée avec toutes les approximations du film. (Devinez comment je m'appelle). Je suis futile.