C'est sûrement un chef d'œuvre.
Vous avez fait le tour des polars de vacances et autres livres politiques de l’été? Étape suivante: le roman érotique. Aux États-Unis, côté chambre à coucher le best-seller de l’année est définitivement 50 Shades of Grey, d’Erika Leonard James. 50 Shades nous promet non seulement du sexe, mais aussi du sadomasochisme et du bondage à la pelle. En anglais pour l’instant, et en français à partir d’octobre 2012 grâce aux éditions Jean Claude Lattès sous le titre 50 nuances de Grey.
Pour celui (ou celle) qui s’intéresse un minimum à la culture américaine et à l’ambiance généralement puritaine que nous renvoie son actualité politique, c’est aussi nouveau qu’excitant. De l’érotisme torride, qui fait chauffer les culottes des ménagères désespérées et promet une version cinématographique interdite aux moins de 16 ou 18 ans? Du SM si émoustillant qu’il aurait suscité un baby-boom chez les Américaines tellement pressées de se faire donner la fessée qu’elles en ont oublié d’enfiler leur diaphragme?
C’était trop beau pour que je passe à côté. De l’avis général d’ailleurs, puisqu’à peine avais-je eu la velléité de le commander qu’un ami bien intentionné me l’offrait déjà. La bave aux lèvres, les yeux luisant d’anticipation et les enfants expédiés chez les grands-parents, j’ai plongé.
Ne vous fiez pas à la 4e de couverture
Officiellement, 50 Shades of Gray raconte l’histoire d’Anastasia, vierge de 21 ans à la tignasse indomptable, livrée en pâture au pervers Christian Grey, jeune et mystérieux milliardaire dont le passé cache de lourds et, on le devine, douloureux secrets. La pauvre Anastasia va subir tout un tas d’outrages plus sexuels les uns que les autres, y perdre sa culotte et dégringoler dans la dépravation la plus humiliante, en devenant l’esclave de l’impitoyable Christian. Menottes, salle de torture, cravaches, boules de geisha: Histoire d’O n’a qu’à bien se tenir, et les coquines de Manara s’inscrire au couvent des Oiseaux.
Sauf que pas du tout.
Car ça, c’est ce que la 4ème de couverture et certaines lectrices affolées voudraient nous faire croire. Ce n’est pas exactement faux, mais c’est un peu comme si pour vous résumer Les Visiteurs, je vous disais que le film raconte l’histoire d’un homme très religieux partant en voyage initiatique après avoir été rejeté par sa fiancée suite à un tragique accident de chasse. À se demander ce que Christian Clavier et Jean Reno viennent faire là-dedans.
En vrai, 50 Shades of Grey met en scène une oie blanche d’un niveau de maturité proche de celui de Bécassine, qui rencontre un faux pervers milliardaire, jeune, beau et blessé par la vie et qui va faire de son mieux pour lui faire croire qu’il a des goûts sexuels déviants. S’il arrive à la convaincre, moi je suis restée sceptique. Car en réalité, c’est l’histoire, encore une fois, une désespérante fois, de Cendrillon.
Cruche un jour, cruche toujours
Colette Dowling, dans son livre Le complexe de Cendrillon, explique : «Comme Cendrillon, les femmes attendent encore aujourd’hui qu’un élément extérieur transforme leur vie». Ce complexe, on le retrouve chez les femmes qui ne vivent pas dans des contes de fée. Ce «besoin profond d’être prise en charge par les autres» les pousse à se mettre elles-mêmes des bâtons dans les roues, qu’il s’agisse de leur réussite sociale ou de leur vie affective. Anastasia, c’est Cendrillon qui aurait perdu sa culotte entre la citrouille et le dessert. Et dont le personnage ne traverse pas la moindre évolution psychologique ou affective. Cruche un jour, cruche toujours. Éperdue et romantique. La foire aux clichés.
Parce qu’évidemment, Anastasia est vierge, et elle attend le prince charmant. Évidemment, elle est étudiante en littérature (doctorante en bioinformatique spécialiste des bactéries pathogènes ça aurait moins bien fonctionné?) Évidemment, il est riche, il est beau, il a un regard hypnotisant, elle a la culotte qui frémit à chaque fois qu’il pose les yeux sur elle, et il la couvre de cadeaux (dans le désordre: une édition rare de Tess of the D’Uberville (attention je suis dangereux, fuis avant qu’il ne soit trop tard), un ensemble de lingerie (en dentelle—le comble de la dépravation), un ordinateur portable et un téléphone (je veux toujours savoir où tu es), une voiture rouge—rouge! (ta guimbarde est une citrouille, laisse-moi choisir ton carrosse).
Au premier rencart, il la transporte en hélico. Mais pas avant de lui avoir sauvé la vie (comprendre lui avoir tenu les cheveux pendant qu’elle vomit dans un parking, après avoir trop bu pour la première fois de sa vie), l’avoir sauvé d’un prédateur sexuel (son meilleur pote qui essayait de l’embrasser après l’avoir saoulée à la margarita) et l’avoir mise à l’abri (dans son lit...mais en tout bien tout honneur, on a beau être vicieux, ça n’empêche pas d’être un gentleman).
Soumise avant même des rapports dominant/dominé
Anastasia c’est Cendrillon, mais aussi la Belle au Bois dormant et toutes ces cruches victimisées qui se sont laissé bouffer l’indépendance sur le dos. Même Blanche-Neige, qui a eu assez de cran pour se tirer dans la forêt une fois sauvée par le chasseur chargé de l’étriper, finit femme de ménage chez les sept nains. Toutes les gourdasses qui ont bercé notre enfance et influencent aujourd’hui la sexualité de tant de femmes—et d’hommes.
Anastasia a des velléités de refuser tous les cadeaux que Christian lui fait—mais elle les accepte, soumise déjà avant même qu’il ne soit question de rapports dominant/dominé. Au fond d’elle, elle sait que ce qu’elle veut c’est de l’amour avec un grand A, pas des coups de cravache—pourtant elle essaie quand même, parce qu’au fond, elle le veut cet homme, et qu’il faut bien faire des concessions dans la vie (et qu’en bonne Cendrillon, elle attendait son prince).
Déjà qu’elle a la chance de l’intéresser, lui si beau-riche-et-célèbre, elle si sotte et insignifiante (bon là on ne peut que lui donner raison). Et si à la fin du bouquin elle rentre chez elle en décidant éplorée que décidément non, le sadomasochisme ne passera pas par elle, c’est qu’elle a demandé à Christian de la punir et qu’il lui a collé de bons coups de ceinture pour la calmer. Et que oh, surprise, ça fait drôlement mal.
Un bon vieux Harlequin
Tout est si prévisible dans 50 Shades of Grey: Christian le milliardaire ne supporte pas qu’on ne finisse pas son assiette parce qu’évidemment, il a eu faim dans son enfance (il a été adopté. Dickens, sors de ce livre de cul). Or, Anastasia n’aime pas manger. Ce qui permet au pervers Christian —qui je vous le rappelle, est supposé ne penser qu’à se l’envoyer sauvagement— de la gronder toutes les dix pages parce que ne pas manger, c’est pas bon pour la santé (alors que se faire fouetter, si). En outre, Christian gagne de l’argent en nourrissant les petits enfants d’Afrique (ce qui rapporte, c’est bien connu). Christian c’est le Prince charmant par excellence: beau, bon, riche, gentil, et qui adule sa maman (à qui il présente sa future esclave sexuelle en moins de trois jours). Côté sexe, c’est idyllique: l’orgasme est quasi-instantané, efficace et automatique à chaque déshabillage —il la touche, bim, elle saute au plafond.
Le schéma oie blanche rencontre beau gosse riche et mystérieux qui lui veut du mal alors qu’en fait non, ça ne vous rappelle rien? La jeune fille vierge et pure dont le discours intérieur est limité à des exclamations de surprises, et qui est incapable de se référer à son sexe autrement que par le mot «there» (là)? Et en italique s’il vous plaît, pour souligner à quel point c’est gênant? L’orgasme en deux coups de cuillère à pot, quasiment sans les mains? Eh oui, 50 Shades of Grey, c’est tout simplement un bon gros Harlequin coquin. Quoiqu’au moins, dans la collection «sexy» de ces célèbres romans à l’eau de rose, il est question d’intimités brûlantes qui pénètrent des féminités haletantes (je le sais pour en avoir traduit au début de ma carrière, pour me faire la main et bouillir la marmite—car même au max de l’érotisme, Harlequin ne fait pas bouillir grand-chose d’autre).
Alors d’accord, on échappe au cliché absolu puisque le premier tome ne se finit pas par un mariage. Mais à en croire des blogs de lectrices exaltées, c’est pour mieux retomber en plein dedans et convoler en justes noces SM entre le 2e et le 3e volumes. Ce «nouveau» genre de littérature érotique, qualifié par le NYT de «Mummy porn», ou porno pour mamans, est en fait un roman pour dames des plus classiques qui ne dit pas son nom, où les codes sont restés les mêmes que dans les livres à l’eau de rose et les romans-photos de nos grands-mères. Et c’est un immense succès de librairie (bientôt 20 millions d’exemplaires vendus aux États-Unis, dont la moitié en version numérique, car pour beaucoup de femmes, il est gênant d’être vue en train de lire un livre érotique).
En ouvrant ce livre, vu qu’on est en 2012 quand même, j’espérais un peu de neuf dans l’érotisme, un personnage féminin hors des sentiers battus doté d’un minimum de cervelle et qui n’aurait pas le mariage pour unique horizon, un fil narratif guidé par autre chose qu’une histoire d’amoûûr pour minettes ou desperate housewives en mal de transgression... mais il semble que Cendrillon, avec ou sans culotte, ait de beaux jours devant elle.