mercredi 26 février 2014

Une cuillerée pour Papa (II)



Le cercueil semblait tout petit—pourtant c’était pas un avorton. Je n’aurais pas vu mon père mort. Ma sœur l’avait demandé aux pompes funèbres, mais ils lui avaient déconseillé. Je l’ai su parce que c’est moi qui ai réglé les détails des funérailles, et que le croque-mort approximatif et provincial que j’avais eu au téléphone m’avait confié avec une touchante délicatesse « Vot’sœur elle a voulu voir le corps mais j’y ai dit non, il est pas beau, c’est qu’il est tout bleu là» juste avant de me dire «bon finalement pour le cercueil j’y ai mis la taille au-dessus, parce qu’il est costaud l’papa ! ».
Ya pas à dire, cet homme-là savait parler aux orphelines.

On a posé des fleurs et des photos sur le cercueil premier prix où reposait mon père bleu et on est sortis de la pièce. Et là, les portes du four vomissant les flammes de l’enfer se sont ouvertes et l’ont avalé, faisant éclater le bois et exploser le corps de mon père gorgé de whisky et de cachetons (non mais là j’invente, suivez un peu je viens de dire qu’on était sortis de la pièce).

Après la crémation, le croque-mort en chef et sa mine de circonstance se sont approchés de nous avec une boîte en carton. Là, il y a eu comme un mouvement de groupe mais psychologique, quand tout le monde fait un pas en arrière virtuel et qu’il n’en reste qu’un. Il s’est tourné vers moi et m’a mis le carton dans les bras. Je portais mon père, tiède foncé, dans mes bras, et il ne pesait rien.
Quelqu’un m’a dit il n’y a pas longtemps qu’on reconnaît l’adulte dans une famille : c’est celui à qui on donne les cendres.

Quand nous sommes allés à la rivière, mon frère a plongé les mains dans les cendres et jeté deux poignées à la flotte.

Chez lui, j'ai transvasé ce qu'il restait de mon père dans un pot à confiture parce que cette urne bordeaux (quelle couleur vous la voulez l'urne? Ah non rien à foutre on a pas comme couleur, bordeaux ça vous irait?) était vraiment trop moche. Et puis une urne sur la cheminée, c'est tellement convenu. 

Dix piges plus tard, Papa encombrait donc encore nos étagères mentales et surtout, de placard.

J’ai mis le pot de Nutella au fond de ma valise. Le flacon en plastique dans un gant de toilette. Si on me confisque le pot à l’aéroport, il me restera toujours ça. Et j’ai pris deux avions.

Une soirée dans un port italien. Balade seule sur les quais. Il fait chaud. Je mange des pâtes aux coquillages, seule au restaurant de l'hôtel. Ca sent la mer et les vacances. Mais j'ai un macchabée dans ma valise.
Une nuit d’hôtel.
Un bateau à l'aube.
Et j'ai débarqué sur une île qui n’est en réalité qu’un cratère en érection au milieu de la mer.

C’est là que j’ai commencé à être malade.
Il fait trente degrés, le soleil tape. J’ai des chaussures de marche toutes neuves, un sac à dos avec de l’eau, des biscuits, un gros pull et un k-way. Et Papa dans son pot de Nutella. J’ai mal au ventre. Je suis restée pliée en deux sur les chiottes pendant des plombes dans mon joli hôtel. Exactement comme quand, petite, on me prévenait que j’allais aller chez Papa pour le week-end. La peur. Qu’est-ce qu’il va encore se passer comme catastrophe. Et tes tripes qui se tordent pour que tu n’y ailles pas, mais petite c’est pas moi qui décidais. Fallait y aller.

J’ai 39 ans, et faut y aller. Le rendez-vous au pied du volcan, la marche qui commence, le guide est obligatoire. Un devant, un derrière, et un groupe hétéroclite au milieu. J’ai pas tellement envie de parler, j’ai un dialogue intérieur avec mon père (« ta gueule c’est moi qui décide maintenant ») et avec mes tripes (« vos gueules j’irai au bout même si je dois gerber dans le cratère »).

Au début, balade. Au bout d’un heure ça devient sportif. C’est marrant comme lever les genoux sur les cailloux ça peut être fatiguant. Mais pas insupportable. Je m’en fous je monte. J’ai mal au bide. Papa ricane dans mon dos. Ferme-la ou je te maudis jusqu’à la septième génération. Et merde....

Trois heures plus tard, on est en haut. Sur une crête. Le vent souffle comme si c’était l’hiver, le sol est en cendre, elle vole et cingle la peau, on devient tous un peu gris. Je me sépare du groupe et pars à l’abri d’une grosse pierre. Je sors mon pot de mon sac à dos. Je ne pleure pas, je ne tremble pas, je vide la poussière de mon père sur les cendres du volcan qu’il a follement aimé et gravi tant de fois. Les cendres claires se mélangent aux cendres gris foncé du Stromboli. Et là, comme mon frère, je les mélange avec les mains, je chuchote au revoir, Papa, je me redresse et je sors de derrière mon caillou sous les yeux ébahis de mon guide qui doit penser que je suis allée pisser en douce et ces Françaises n’ont pas de pudeur.

Je me suis assise à côté des autres devant les cratères bouillonnant et crachant, j'ai regardé ce spectacle fou et je me suis rendu compte que la nuit était tombée, et qu'il faisait très froid.

Le lendemain matin, avant de reprendre un bateau pour ma vie, je me suis baignée dans la Méditerranée. Je n’avais plus mal au ventre. J’avais laissé dix tonnes de casseroles, de souvenirs dégueulasses, de larmes, de cris et de terreurs d’enfants tout en haut du volcan. J’avais la sensation concrète d’avoir, seule, jeté à la fois dans les enfers de lave mon cauchemar paternel, et d’avoir fait la paix avec son souvenir en faisant un geste qu'il aurait aimé. Je nageais dans un liquide tiède et transparent, apaisée après tant d’années de déchirures mentales et affectives, heureuse et fière d’avoir gravi mon Everest personnel, et tout d’un coup une saloperie de poisson de merde m’a piquée et collé une décharge électrique sans prévenir.

Parce que bon, les sentiments ça va bien cinq minutes.