Une cuillère pour papa (I)
Assise devant la table recouverte d’une toile cirée, je
soulève le couvercle du pot de Nutella vide et le pose devant moi. Sur la nappe
fleurie trône aussi un grand pot de confiture en terre cuite, blanc, avec des
fleurs en relief, au joint en caoutchouc vieux et usé et à la charnière en
métal un peu rouillée par endroit. Le papier journal étalé sur la table affiche
une colère d’ostréiculteurs vieille de quatre ans.
Quand faut y aller faut y aller. Pour m’armer de courage,
j’ai l’habitude de faire le vide total dans ma tête. Comme pour me jeter à
l’eau à la piscine, me faire une piqûre toute seule, m’ouvrir le doigt avec une
aiguille pour retirer une écharde ou me livrer à des cabrioles sexuelles quand le
cœur n’y est pas. Ambiance ferme les yeux et pense à l’Angleterre. Sauf que dans
ce cas de figure, il va falloir assumer un tantinet et regarder les choses bien
en face.
Je plonge la cuillère à soupe dans le pot à confiture à
moitié rempli d’une poudre grisâtre. La cuillère s’enfonce avec un crissement
sourd. Je transvase la cuillère pleine à ras-bord de poudre dans le pot de
Nutella. C’est le premier pas le plus dur. Le reste va tout seul. Une cuillérée
pour papa. Une autre pour papa. Encore une autre. Une dernière.
Le pot de Nutella est plein à ras bord. Je le referme, constate qu’il reste de la
poudre un peu agglomérée au fond du pot de confiture. Je vais chercher un
flacon en plastique vide dans la salle de bain, de ceux qui servent à verser du
champoing ou du savon liquide à emporter à la piscine ou en voyage. Je racle le
fond du pot, et verse la poudre qu’il restait dans le flacon avec un entonnoir.
C’est bon. C’est fait.
Ce pot à confiture blanc dormait depuis quatre ans dans mon
placard. Il avait passé les cinq années précédentes sur une cheminée, entre une
boîte en fer pleine de papier à rouler et de bouts de shit et un masque
africain en ébène aux joues lisses et aux pommettes d’une hauteur improbable.
Ma sœur l’avait gardé chez elle pendant ces cinq années, avant de décréter
qu’il dégageait de mauvaises ondes et qu’elle n’en voulait plus. C’était
sûrement lui qui l’empêchait d’avoir une relation durable. Ou une relation tout
court à mon avis, mais on ne me le demande pas souvent. Je m’étais donc dévouée
pour prendre mon tour de garde du pot. Il avait atterri derrière la pile des
draps au fond d’un placard, où il dormait gentiment depuis plus de quatre ans.
J’aurais bien aimé lui coller sur le dos toutes les mauvaises décisions que
j’avais prises depuis qu’il était arrivé, mais dans ce cas j’aurais eu du mal à
justifier celles des 38 années précédentes sans être obligée de m’avouer que
j’étais tout simplement la dernière des crétines.
Au cours de ces quatre années, il était sorti une fois du
placard, au cours d’une conversation avec mon fils de cinq ans qui avait voulu
savoir où était enterré mon père.
- Il n’est pas enterré.
- Ben il est où ?
- Dans le placard de ma chambre. Tu veux le voir ?
J’avais alors descendu le pot à confiture et je l’avais
ouvert sous les yeux dégoûtés de ma fille de huit ans et curieux de son frère
encore intouchés par nos tabous.
- Beurk fit–elle.
Lui suivit son instinct de petit animal pas tout à fait
civilisé, plongea le doigt dans la poudre et commença à remuer.
- Bon chéri t’arrêtes de touiller papy. Ca va bien comme ça.
Et il avait réintégré le fond de l’armoire, pot à confiture
et papier journal et tout.
Pour le dixième anniversaire de sa crémation (où nous étions
neuf, sans compter le croque-mort), j’avais réalisé que j’allais me retrouver
toute ma vie avec mon père sur les bras si je ne m’en débarrassais pas une
bonne fois pour toutes. La moitié de ses cendres avaient déjà été déversées
dans la rivière qui coulait au fond de son jardin, juste retour des choses vu
le nombre de poissons qu’il y avait pêchés et bouffés. Nous y avions apporté
l’urne juste après la crémation. On peut apporter sa musique pour une
crémation. Pour les très prévoyants, je suggère de faire une petite compile
pré-mortem. Ca met de l’ambiance et c’est plus sympa pour les pauvres proches
qui vous survivent et qui doivent choisir vite fait un disque ou deux au hasard
dans votre discothèque. Remarquez c’est aussi l’occasion de leur pourrir la vie
une dernière fois en insistant pour qu’on écoute du Francis Lalanne ou du
Céline Dion pendant toute la cérémonie. Papa n’avait pas laissé d’instruction,
il était mort par surprise. La plus sordide ayant été pour son pote venu le
réveiller à l’aube pour partir à la pêche, et qui l’avait retrouvé raide comme
un piquet, à poil au fond de son lit. Nous avions donc pris deux disques en
vitesse, un Brassens et un Gainsbourg, ce qui nous avait permis, en attendant
qu’ils finissent de le cuire, d’écouter entre autres une chanson intégralement
interprété avec des bruits de pets. Connaissant l’esprit provocateur de mon
père, personne n’avait été ni choqué, ni surpris. Pas de quoi fouetter un
croque-mort.
(La suite un autre jour).