Cher abstentionniste du dimanche,
J’imagine que depuis le huit mai au soir tu te sens légitimé
dans ta position de ni-ni, ni le Pen ni Macron, ni la peste ni le choléra, etc.
Évidemment, clames-tu, tu n’as jamais voulu que le Pen soit élue, et tu es
sûrement très soulagé-e qu’on ait échappé à cinq ans de haine sans que tu aies
eu besoin de te «salir les mains» ou de voter «contre tes principes».
Tu as eu bien raison: en effet, on n’a pas eu besoin de toi
finalement, on s’est débrouillés tout seuls, t’as vu. On l’a renvoyée dans ses
buts la menace brune, et tu ne vas pas être obligé-e de t’acheter des bouchons
d’oreille pour ne pas entendre les cris de désespoirs de ceux qui auraient été
les victimes légales de la violence d’État. Tu vas pouvoir dormir tranquille,
la conscience en paix.
Laisse-moi juste te dire un dernier mot, toi qui ne t’es pas
laissé convaincre par ce grand cri de frayeur de ceux qui t’ont supplié d’aller
voter dimanche: tu dégages une sale odeur, quand même.
J’ai constaté que ce qui fonctionnait le mieux pour faire
bien comprendre la politique aux gens c’était les images familières, tirées de
la vie quotidienne alors en voilà une qui va peut-être te faire comprendre
pourquoi j’ai le nez qui frémit quand je pense à toi:
Imagine une colocation avec plein de gens sympas. C’est
chouette, on est nombreux, de toutes les couleurs et de toutes les origines,
c’est normal tu es quelqu’un d’ouvert, pour toi c’est la valeur humaine qui est
importante, pas le faciès, tu es quelqu’un de bien. Eh bien ces élections,
c’est comme si dans ta chouette colocation d’un seul coup les chiottes
s’étaient bouchées. Tu y vas pour ton besoin naturel, et là, horreur: ça
déborde de merde.
Tout le monde se réunit, assemblée générale de coloc,
personne ne veut y aller. Et surtout pas toi. Mettre les mains dans la merde,
et puis quoi encore? De toute façon, tu as fait caca ce matin, tu peux tenir
vachement longtemps.
Eh bien dimanche, comme dans ta coloc, il y a ceux qui se sont
retroussé les manches, qui ont pris une grande inspiration et sont allés
déboucher les chiottes en mettant les bras dedans jusqu’au coude, et ceux qui
ont attendu que quelqu’un fasse le boulot à leur place.
Pour pouvoir de nouveau aller poser leur pêche dès le
lendemain, le cœur content et l’intestin léger, et surtout, surtout, les mains
propres.
Il y a toujours dans tous les groupes humains ceux qui
décident de faire pour l’intérêt général des trucs pas toujours agréables, et
ceux qui se laissent porter en espérant qu’on règlera les problèmes à leur
place. On ne t’a pas demandé si tu aimais l’un ou l’autre des candidats, ce
n’était pas une émission de télé-réalité, ces élections. On t’a demandé à qui
on allait donner les clés de la maison. Et le choix n’était pas entre la peste
et le choléra, il était entre la peste et un candidat que tu n’appréciais pas
(spoiler: moi non plus). On ne t’a pas demandé d’élire le gendre idéal, mais de
valider le processus démocratique qui consiste à voter pour un des deux candidats
qui parviennent au deuxième tour, et d’accepter le résultat du vote même s’il ne te convient pas. Petit
rappel: tu te souviens du candidat Trump qui claironnait qu’il n’accepterait
les résultats des élections que
s’il les remportait?
Eh bien en décrétant que tu te retirais du jeu démocratique
parce que tu n’aimais pas la tronche des candidats, en décidant de ne pas voter
pour Macron parce que ce n’est pas le candidat que tu voulais voir gagner à la
base, tu n’as pas fait mieux.
Alors on va vite passer à autre chose, maintenant que
l’échéance est passée, on va oublier cette histoire d’abstention et même
oublier qui dans notre entourage, au bureau, à la chorale, à l’école, dans la
famille, avait clamé qu’il n’irait pas se salir les mains dans un bureau de
vote. Mais à ta place j’aurais quand même la main lourde sur le déo, ces
prochains temps. Il y a des odeurs persistantes.